Chef d’orchestre en pleine gloire, invité à la première édition du Festival strasbourgeois Musica en 1983, Pierre Boulez s’est emparé de la musique d’Edgar Varèse. Présent dans la capitale alsacienne à l’occasion de plusieurs éditions successives, notamment en 1986, on le retrouve également dans les concerts délocalisés à Baden-Baden en 2007.
Le vendredi 30 septembre (1983) à 20h30 au Palais de la Musique et des Congrès – Salle Erasme (1876 places) – a lieu un concert de l’Ensemble Intercontemporain, dirigé par son fondateur. Les musiciens partagent l’affiche avec les percussions de Strasbourg et les chœurs de Radio France. Au programme Intégrales, Octandre et Ecuatorial d’Edgar Varèse, programme confectionné à l’occasion des cent ans du compositeur français, naturalisé américain. Aujourd’hui, la tendance s’inverse puisque c’est Pierre Boulez qui aurait soufflé ses cent bougies. L’occasion de nous replonger dans ses brefs passages à Musica.

La première
A 58 ans, le compositeur et chef d’orchestre n’en est pas à son coup d’essai… Varèse est déjà très haut dans son panthéon, puisqu’il a été au centre du Domaine musical dans les années 1954-1955. Boulez sort d’un retentissant scandale à Bayreuth en 1976, scandale qui s’est transformé en succès avec Patrice Chéreau en 1980. Directeur de l’Institut Recherche et Coordination Acoustique / Musique (IRCAM), vaste projet qui s’est enfin concrétisé aux abords du Centre Pompidou, le désormais respecté professeur au Collège de France, trouve encore un peu de temps pour composer (Répons, la version définitive ne verra le jour qu’en 1984) et pour jouer avec une formation de prestige : l’Ensemble Intercontemporain (EIC). Dans les statuts de 1976, on lit que les musiciens travaillent 72 heures par mois, contre environ 114 dans une formation symphonique. Impératif catégorique ; le devoir d’exclusivité.
Dans une interview télévisée, nous souffle son biographie Christian Merlin1, le fondateur de l’EIC répond : « C’est un pari mais ça ne devrait pas l’être. Les organismes musicaux sont consacrés à la préservation du patrimoine et non à la création du patrimoine, c’est contre-nature ». Ainsi Boulez peut désormais consacrer du temps à l’expérimentation. De son propre aveu, « la caste des musiciens ne s’ouvre pas facilement à l’aventure contemporaine ». Donc Boulez sur le même triptyque que le Domaine musical2, fait jouer Varèse dès le deuxième concert de l’IEC le 16 décembre 1976. Impitoyable en répétition, son oreille d’or ne pardonne aucune faute de note ou rythmique. Rigoureux à l’extrême sur les horaires de répétition et intraitable sur les fautes répétées (surtout lorsque les musiciens viennent sans travailler) Boulez voyage toutefois avec ses instrumentistes lorsque le groupe se déplace en tournée et dort dans les mêmes hôtels. Bien sûr l’ensemble reste un fantastique tremplin pour jouer sa musique. A ce propos, Michel Cerutti confiait à France 2 à l’occasion des 75 ans du chef3 :
C’est une musique qu’on découvre nous, en même temps que lui. Alors lui l’a fait travailler, nous on la découvre. Donc, il faut s’ajuster, trouver ses repères auditifs… il y a vrai travail de création qu’on n’a pas sur du Beethoven, sur tout le répertoire qu’on connaît… et qui.. et qui roule tout seul dès le 3/4 et c’est parti.
Mais aucune musique de Boulez pour l’heure sur la première édition de Musica puisqu’il s’agit d’honorer le centenaire Varèse. Sur la scène strasbourgeoise, sont présents plusieurs piliers fondateurs à l’image du violoncelliste Pierre Strauch, du contrebassiste Frédéric Stochl, du bassoniste Pascal Gallois, du trompettiste Antoine Curé et de la flûtiste – qui a après enregistré avec Boulez la sonatine et explosante-fixe – Sophie Cherrier. Les trois percussionnistes (le pupitre le plus stable de l’EIC selon le biographe) – Vincent Bauer, Michel Cerutti, Daniel Ciampolini – joueront ensemble pendant vingt-et-un ans. Le tubiste Gérard Buquet, lui aussi sur scène, reste le symbole de longévité par excellence de l’EIC puisqu’il quitte l’ensemble après avoir fait évolué la technique de son instrument en 2001.
Signalons tout de même un importante coquille sur le programme de 1983, qui fait sourire aujourd’hui ; Jacques Gesthem – l’un des piliers du Domaine musical qui a rejoint l’aventure EIC à ses débuts – transformé à sa décharge en « Jacques CHESTEM ».



Les percussions de Strasbourg
En 1959, Boulez traverse le Rhin pour se rendre à Strasbourg dans le but de diriger ses toutes récentes Improvisations sur Mallarmé. L’œuvre réclame la présence de six percussionnistes : se rassemblent alors pour l’occasion les titulaires des deux orchestres strasbourgeois, l’Orchestre municipal et celui de la radio, autrement dit Jean Batigne, Claude Ricou, Bernard Balet, Georges van Gucht, Lucien Droeller et Jean-Paul Finkbeiner. Immédiatement un climat de sympathie s’installe avec ces musiciens. Le plus charismatique (nous souffle toujours Christian Merlin) Jean Batigne, avait déjà évoqué l’idée de créer un groupe de percussionnistes. Boulez les y incite grandement et leur donne de précieux conseils : avec sa bénédiction naissent les « Percussions de Strasbourg » en 1961. L’ensemble participera d’ailleurs fréquemment au Domaine musical.
Trois des membres fondateurs sont sur scène pour musica 83. Le concert est enregistré et diffusé par Radio France et la RAI de Rome.
Musica86



Comme un ouragan, Pierre Boulez règne désormais en maître sur la musique contemporaine. 1986 reste l’année de la première pierre de la Cité de la musique, vaste projet architectural de Portzamparc, enfin de Boulez, projet qui trouvera un point final qu’après sa mort en 2016 avec l’inauguration d’un auditorium symphonique qui porte d’ailleurs le nom de Boulez, dénomination post mortem.
Le fondateur du Festival Musica, un boulézien de la première génération, passe la main en 1986. Cet ancien professeur de lettres modernes, s’est impliqué dans la vie théâtrale lyonnaise puis il a fait ses valises pour rejoindre l’Alsace. En 1978, alors administrateur général de l’Atelier lyrique du Rhin à Colmar, c’est bien en raison du succès de Musica, qu’il accède à la direction artistique de l’IRCAM en 1986. Puis il sera directeur de l’institut à la suite du départ de Boulez en 1992, avant de prendre la relève en 2001 de la Cité de la musique à la Villette. Son autobiographie (Une Vie musicale) aux éditions Odile Jacob retrace son parcours.
Notons que l’article en une de l’édition spéciale des Dernières Nouvelles d’Alsace est écrit par Dominique Jameux, auteur chez Fayard en 1984 – dans la collection « Musiciens d’aujourd’hui » – d’une première (biographie ?) « hagiographie » de Boulez ; le regretté musicologue raconte entre ses cinq cents pages l’ascension du jeune pianiste, deux fois rejeté des institutions (Lyon et Paris) qui se forge un nom comme ondiste dans la compagnie Renaud-Barrault avant d’accéder à de prestigieux orchestres, comme chef invité à Cleveland puis comme directeur artistique au New York Philhamonic et au BBC Symphony dans les années 1970.
Evoquons enfin sur cette édition 86 une première en France : Dialogue de l’ombre double. Cette partition, écrite pour le soixantième anniversaire de son ami Luciano Berio, fait dialoguer l’homme et la machine. Alors que Répons est un hymne à la polyphonie, cette œuvre n’utilise que la clarinette qui dialogue maintenant seule avec une bande son recyclée de Domaines. Son objectif est clair, l’auditeur ne doit plus distinguer son réel, produit par un musicien devant soi, et son construit, en l’occurrence ici par un ordinateur. Concrètement, le clarinettiste Alain Damiens a lui même enregistré ce son, coupé par la suite. Il joue donc sur son propre son. Par ailleurs, Boulez joue énormément avec l’espace, preuve s’il en fallait une que le compositeur primaire n’est plus le même que le compositeur ; en d’autres termes, s’il n’était pas passé maître dans la direction, certaines œuvres, à l’image de celle-ci, n’auraient pas vu le jour…


Hors les murs en 2007
Le concert d’ouverture du Festival strasbourgeois se fait cette année de l’autre côté du Rhin, à Baden-Baden, lieu de résidence de Boulez entre 1958 et l’appel du Président Pompidou. Au programme toujours du Varèse mis en relation avec sa propre œuvre Notation. A la tête de l’Ensemble Modern Orchestra, le chef de 82 ans rejoue une commande de son ami Daniel Barenboim. A l’origine pour piano seul, la partition perdue dans la tête du compositeur rejaillit sous forme de photocopie envoyée par Serge Nigg, un condisciple de la classe de Messiaen, en 1977.
Si je puis faire une comparaison avec quelque chose que je lisais à la même époque, ce sont ces graines qu’on avait trouvées dans certaines tombes égyptiennes et qu’on a mises dans l’eau et dans la terre et qui ont poussé de nouveau. Je pense que c’est un peu comme cela que j’ai procédé ici : les graines étaient là, très loin, et puis je les ai prises comme source d’une nouvelle pensée, d’un nouveau développement. Et voilà comment tout s’est enclenché4.
Parce que l’on sent ici aussi que le chef d’orchestre s’exprime davantage sur le jeune compositeur – Boulez avait dirigé Wagner à Bayreuth – l’effectif orchestral est considérable et requiert la présence de 116 musiciens. Créés en 1980 (Salle Pleyel), les quatre premières notations sont enrichies de Notation VII en 1998 – création en janvier 1999 – puis de Notation VIII en 2010. L’ordre non figé est caution au bon vouloir du chef. Notons qu’il s’agit, encore à ce jour, de l’œuvre boulézienne dont il existe le plus d’enregistrements.

2013 sans Boulez

Déjà très affaibli en 2013, Boulez passe beaucoup de temps à Baden-Baden. Il y travaille lentement, physiquement fragilisé, sa voix est cassée mais sa mémoire intacte, comme en témoigne ses deux dernières apparitions publiques ; l’une organisée par Antoine Compagnon est au Collège de France pour un séminaire autour de la composition chez Proust, l’autre au Théâtre des Champs-Elysées à l’occasion du centenaire de la création du Sacre du printemps. L’année de la mort de Patrice Chéreau se décline aussi dans une intégrale en treize CD, supervisée par le principal intéressé. Ainsi, l’Ensemble Intercontemporain joue Boulez sans Boulez.

Sincères remerciements à l’équipe de Musica, plus particulièrement à Thomas Werlé pour l’accueil et la numérisation des documents.
Victor-Emmanuel HUSS
- Christian MERLIN, Pierre Boulez, Fayard, Paris, 2019, 615 pages, p 388 ↩︎
- La toute première saison du Domaine musical affiche déjà les fondamentaux du projet pensé par Pierre Boulez, avec ses trois plans : référence, connaissance, recherche. Le premier concert du 13 janvier 1954 est emblématique de ce triple-plan : référence avec Bach, connaissance avec Stravinsky et Webern, recherche avec Nono et Stockhausen. Tout comme celui du 26 mars 1955, avec la Messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut (référence), le Concerto de chambre d’Alban Berg (connaissance) et les Canti de Luigi Nono (recherche). ↩︎
- France 2, 13 heures le journal, 26 mars 2000, Sujet de Michel Mompontet ↩︎
- Programme de concert du Festival d’automne du 30 septembre 200è à la salle Pleyel, cité par C. MERLIN, Op cit, p 280 ↩︎
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